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Assistance sexuelle : les ébats mettent en émoi
Alter Échos n° 469 19 décembre 2018 Manon Legrand
L’assistance sexuelle aux personnes handicapées, pratiquée mais non réglementée, fait l’objet de débats depuis une dizaine d’années en Belgique. En novembre 2017, le Comité de bioéthique, consulté il y a cinq ans, a rendu un avis positif, plaidant pour que l’assistance sexuelle soit une offre de service reconnue par les pouvoirs publics à travers un cadre réglementaire. Dans la foulée, le parlement wallon a adopté un projet de résolution pour, à partir de cet avis, élaborer un cadre légal clair. Mais la question reste sensible et les avis – tant du côté politique que sur le terrain – ne sont pas tous unanimes. Marchandisation des corps et porte ouverte à la légalisation de la prostitution pour les uns, réponse aux discriminations relatives à la vie sexuelle des personnes handicapées ?
« Quand j’ai commencé à travailler en institution de répit il y a dix ans, je me suis souvent retrouvée confrontée à des personnes polyhandicapées qui avaient des comportements de nature sexuelle : ils ou elles se touchaient, avaient des érections quand on les changeait, voire éjaculaient sur moi pendant les soins. C’est pénible de vivre cette situation et ça m’a interrogée. Je me suis dit que ça pourrait peut-être être utile – et rendre mon job plus facile – que ces manifestations sexuelles de l’ordre du réflexe ou du désir soient satisfaites ailleurs… » Ce témoignage d’une éducatrice en institution – qui a voulu rester anonyme – ne fait pas exception dans le secteur du handicap. La question de la sexualité pour les personnes handicapées est difficile, pour les soignants et leurs proches également. Depuis une dizaine d’années, la vie affective et sexuelle des personnes handicapées commence à sortir du tabou. Et des réponses sont proposées. L’une d’entre elles occupe particulièrement le débat : l’assistance sexuelle.
Elle est apparue pour la première fois en Belgique en 2012, à l’occasion d’une proposition de résolution sur la légalisation de l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées. Dans la foulée, Philippe Courard (PS), alors secrétaire d’État aux Affaires sociales, aux Familles et aux Personnes handicapées, se saisit de la question. Il demande au Comité de bioéthique de Belgique, instance de consultation indépendante financée par le fédéral et les entités fédérées, de se pencher sur le sujet.
« En 2012, un résident d’un logement accompagné pour adulte à handicap mental léger m’a confié ne pas vouloir passer le cap des 50 ans sans sexe. » Pascale Van Ransbeeck, Aditi.
Pratiqué mais pas autorisé
« L’assistance sexuelle consiste en une prestation érotique ou sexuelle auprès d’une personne en situation de handicap », selon une étude menée par le centre de ressources Handicaps et Sexualités. Le Comité de bioéthique parle aussi d’« accompagnement pratique à la sexualité […] qui a pour but de développer, à travers des expériences concrètes, les compétences physiques (relaxation, toucher, masturbation, pénétration, etc.) et mentales (émotionnelles, affectives, imaginatives, etc.) favorisant, au-delà de la simple réalisation du plaisir génital, l’épanouissement sexuel au sens large ».
Après la Suisse romande, les premiers pays à avoir autorisé cette pratique sont les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark, pays où la prostitution est légale.
En Belgique, l’assistance sexuelle n’est pas autorisée. La législation belge autorise « l’achat » de services sexuels et la prostitution, mais condamne le proxénétisme et le racolage. Se renseigner sur les assistants sexuels, diriger la personne handicapée vers des relations sexuelles tarifées est donc condamnable.
Pourtant, dans les faits, l’assistance sexuelle existe en Belgique. L’association Aditi, du nom d’une déesse mère dans la mythologie hindoue, en a fait sa mission. D’abord créée en Flandre en 2008, par des professionnels d’aide aux personnes handicapées, la branche francophone d’Aditi voit le jour en 2014. « En 2012, un résident d’un logement accompagné pour adulte à handicap mental léger m’a confié ne pas vouloir passer le cap des 50 ans sans sexe. C’est alors que j’ai décidé d’importer le concept en Wallonie et à Bruxelles », explique Pascale Van Ransbeeck, conseillère familiale et conjugale de formation et collaboratrice d’Aditi avec Alain Joret, psychologue, ancien directeur d’institution reconverti notamment dans le massage pour personnes handicapées et la formation. Depuis deux ans, l’association peut compter sur un subside d’Alda Greoli, ministre de l’Action sociale, de la Santé, de l’Égalité des Chances. L’aile flamande est également subsidiée.
Aditi met en relation des personnes handicapées avec des assistants sexuels, ou « accompagnants sexuels », préfère la coordinatrice. « ‘Assistant’ donne l’impression de faire à la place de l’autre, ‘accompagner’ renvoie à la découverte », précise Pascale Van Ransbeeck.
Aujourd’hui, Aditi compte quatorze assistants (ils sont 40 en Flandre), avec une majorité de femmes. Les assistants doivent avoir un métier principal et donc exercer l’assistance seulement à titre secondaire. « Ils viennent de tous les horizons, des métiers du soin bien sûr, mais on a aussi des traducteurs, des directeurs commerciaux. Et une infime minorité de personnes issues de la prostitution », détaille la responsable. Les personnes retenues – sur la base d’entretiens – doivent suivre une formation de quatre jours par an.
« L’assistance sexuelle a tout un éventail de pratiques. Ça peut aller des caresses à la sexualité. L’aidant peut aussi être le lien entre deux personnes dans un même couple quand par exemple ils ne savent pas se mouvoir seuls dans l’intimité », explique Pascale Van Ransbeeck. Les demandes viennent soit de la personne – en majorité des hommes, la sexualité des femmes étant encore plus taboue –, soit du réseau familial, soit de l’institution. « Je rencontre d’abord la personne pour savoir ce qu’elle veut, seule ou avec une personne tierce, ensuite je la mets en contact avec l’accompagnant et nous n’intervenons plus », poursuit-elle. C’est une manœuvre pour échapper aux poursuites pour incitation à la débauche et au proxénétisme. Selon Aditi, les demandes ne cessent d’augmenter. En 2018, on en compte une centaine. « Il est temps qu’on soit mieux reconnu », plaide Pascale Van Ransbeeck.
Feu vert du Comité de bioéthique
En novembre 2017, le Comité de bioéthique, après cinq ans de travail, a rendu un avis positif sur l’assistance sexuelle, estimant « qu’un dispositif d’assistance sexuelle intégré à l’éventail des actions existantes constitue l’une des réponses pertinentes aux discriminations que rencontrent les personnes handicapées dans leur vie sexuelle ». L’assistance sexuelle doit donc, selon les conclusions des experts, constituer une offre de service reconnue par les pouvoirs publics à travers un cadre réglementaire, afin que l’institution où réside la personne handicapée ou l’association de l’assistant sexuel ne puissent plus être poursuivies pour incitation à la prostitution. Et ce au nom du droit pour chacun à vivre sa sexualité[1]. Le Comité ne mentionne pas de « régime » spécial pour le handicap mental. Cette assistance, si elle doit être accessible à tous via « un montant fixe et modéré », ne devrait par contre par être remboursée par des organismes publics, pour éviter, notamment que l’assistance sexuelle ne soit apparentée à un « soin » alors qu’il s’agit, pour cette instance, d’une réponse « à l’un des besoins humains fondamentaux ». Aujourd’hui, Aditi facture la consultation préliminaire à 60 euros, auxquels il faut ajouter les frais de déplacement. Il faut compter 100 euros pour un rendez-vous d’une heure environ.
Marchandisation des corps
Quelques jours après la publication de cet avis, Le Soir publiait une carte blanche « Assistance sexuelle : le corps de femmes n’est pas à vendre », rédigée par un collectif de signataires qui comptait de nombreuses associations de défense des droits des femmes – qui partagent le regret de ne pas avoir été auditionnées malgré leurs demandes – ainsi que plusieurs femmes politiques dont Céline Fremault, ministre bruxelloise en charge des personnes handicapées[2]. Cette participation a valu à la ministre d’être considérée comme « juge et partie » par le député socialiste bruxellois Julien Uyttendaele taclant au passage cette carte blanche, reflet de ce qu’il nomme « le néo-abolitionnisme féministe ». Les signataires s’opposent « à l’organisation d’une assistance sexuelle pour les personnes handicapées et âgées » (le Comité de bioéthique a explicitement écrit qu’un parallèle pouvait être établi en matière sexuelle entre les situations vécues par certaines personnes âgées et des personnes handicapées, tout en limitant son analyse à la seule assistance sexuelle des personnes handicapées, NDLR). Pour elles, l’assistance sexuelle porte atteinte au principe de non-marchandisation du corps humain – des femmes en majorité – et banalise la prostitution. Elles refusent « tout assouplissement des lois sur le proxénétisme et le viol ».
« Quand on évoque la sexualité, les familles ont peur des abus, notamment sur la question du consentement. » Thomas Dabeux, asbl Inclusion.
Du côté d’Aditi, on se défend : « L’assistance sexuelle ne doit pas être associée à de la prostitution. Les personnes ne font pas ce métier pour en vivre, ils doivent avoir un autre métier principal. Tout se pratique dans le respect et le consentement de chacun. »
Sur le terrain, on distingue aussi les deux. « Faire l’amour peut prendre des formes différentes pour eux. J’ai connu un homme qui s’est rendu chez une prostituée qui l’a directement déboutonnée alors qu’il s’attendait juste à se faire chatouiller le nombril. » Un geste trop brusque. « D’où l’intérêt de l’assistance sexuelle avec une équipe de professionnels qui cible les besoins spécifiques de la personne », explique une animatrice dans un centre de jour qui met en contact régulièrement des familles avec Aditi. Pour elle, « les assistants sexuels sont d’une utilité publique ».
« Quand on évoque la sexualité, les familles ont peur des abus, notamment sur la question du consentement, explique Thomas Dabeux, secrétaire politique de l’asbl Inclusion (fusion de AFrAHM et APEM-T21). Le cadre offert par Aditi est rassurant. » Un avis que ne partage pas l’éducatrice rencontrée : « Certaines personnes sont nulle part au niveau du consentement, surtout quand elles sont institutionnalisées, leur consentement a toujours été substitué par des gens qui les encadrent… »
Aditi conteste et explique prendre le temps de rencontrer la personne. Pour les personnes handicapées mentales, l’association assure que « la personne a été observée et écoutée au préalable, ce n’est pas nous qui décelons ses envies ».
« La procédure m’ennuie : le fait de devoir prendre rendez-vous comme chez le kiné, de ne pas choisir l’assistance… » Vincent Fries.
Inclusion ou discrimination ?
« La question de l’assistance sexuelle a eu le mérite de mettre sur la table une absolue reconnaissance de la sexualité d’une personne. C’est important de montrer qu’ils ne sont pas des anges », explique l’éducatrice. Mais pour elle, l’assistance sexuelle telle qu’elle est pensée par le législateur, c’est non. « Payer, c’est s’excuser du handicap », dénonce-t-elle. Brandie par les uns comme une réponse à une discrimination, l’assistance sexuelle est dénoncée par d’autres comme… une discrimination supplémentaire. À l’instar de Jérôme Cauchies, pédopsychiatre indépendant et paraplégique qui s’exprimait dans La Libre Belgique le 24 janvier dernier. « Je ne comprends pas pourquoi on veut institutionnaliser la chose. […] Ainsi donc les ‘bien-portants’ vont aider les ‘mal-portants’ à avoir du plaisir ? C’est oublier un peu vite que la misère sexuelle, si elle existe, est forcément reliée à une absence de vie affective. […] Pourquoi faire des différences ? Soyons tous à la même enseigne : ceux qui ont des difficultés à satisfaire leur sexualité peuvent s’adresser à des professionnels », écrivait-il
Vincent Fries, atteint d’une myopathie congénitale et défenseur de l’assistance sexuelle, tempère : « Avoir recours à un accompagnement sexuel n’est pas une fin en soi. C’est un outil parmi d’autres. C’est une étape pour une vie affective et sexuelle libre et consentie. Ça permet de se reconnecter avec son corps, se refaire confiance, et cela peut être une étape pour rencontrer une femme valide. » Mais il n’y a pas recours : « La procédure m’ennuie : le fait de devoir prendre rendez-vous comme chez le kiné, de ne pas choisir l’assistance… J’aimerais draguer sans passer systématiquement par l’accompagnement sexuel. » L’argument de la « possibilité parmi d’autres » est partagé par plusieurs associations sur le terrain, comme l’Association socialiste de la personne handicapée, très active dans le débat, qui par contre, contactée par nos soins, réserve sa position sur le rapport du Comité de bioéthique.
Thomas Dabeux, de l’asbl Inclusion, complète : « L’assistance sexuelle est une option pour rendre les personnes autonomes et capables de faire leurs choix dans leur vie affective et sexuelle. Mais il ne faut pas oublier l’importance de l’intimité. La question d’un lit deux-places dans une institution crée encore énormément de résistance ! » Son association, membre d’Aditi depuis un an, dispense des formations à la vie affective et sexuelle dans les institutions. Des initiatives en ce sens ont aussi vu le jour comme le Salon Envie d’amour en 2016 et 2018, l’occasion d’évoquer librement les questions de l’intimité, de la sexualité et du handicap.
Reste le risque, observé par l’éducatrice, que le recours à l’assistance sexuelle soit une façon de ne plus traiter le problème dans l’institution, de déléguer un problème qu’on ne veut pas voir : « Une répression de la masturbation ou le manque d’initiatives pour favoriser les rencontres ou autres seront renforcés par l’argument ‘Il a une accompagnante donc…’ »
La Wallonie ne traîne pas
En mai 2018, le parlement wallon a adopté une résolution relative à la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap et à l’accompagnement sexuel, déposée par des membres des quatre partis traditionnels, dont Eliane Tillieux (PS) et Matthieu Daele (Écolo), favorables à l’assistance sexuelle depuis 2011. C’est sous leur impulsion qu’a été créé, en 2014, le « Centre de ressources Handicaps et Sexualités ». Elle prévoit la mise en place d’un groupe de travail de quelques parlementaires, qui travaillera avec le cabinet de la ministre Greoli (cdH), accompagné de conseils de juristes. La résolution souligne aussi la nécessité de « sensibiliser le gouvernement fédéral à une adaptation des textes légaux en matière d’exemption des poursuites pénales pour les assistants sexuels ». « Ensemble, nous pourrons démontrer que la question de l’accompagnement sexuel n’est en rien assimilable à de la prostitution déguisée ou une quelconque forme de traite des êtres humains, comme, pourtant, certaines associations souhaitent l’exprimer », a déclaré Eliane Tillieux en séance parlementaire du 25 avril. Hélène Ryckmans (Écolo) s’est abstenue, au motif que ce groupe de travail ne se réfère uniquement qu’à l’avis du Comité de bioéthique, qui ne propose que « le recours à l’assistance sexuelle dans un cadre hors soin et contre rémunération ». « La vente de services sexuels relève bien de la prostitution, quels que soient l’identité ou le statut particulier du client et peu importe que l’assistant sexuel exerce cette activité de façon principale ou occasionnelle », a-t-elle expliqué.
[1] La Convention des Nations Unies du 13 décembre 2006 relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par la Belgique en 2009 a pour objectif de promouvoir, protéger et assurer la pleine et égales jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées. Parmi les droit fondamentaux figure le droit au meilleur état de santé possible, qui, tel qu’il est défini par l’OMS est « un état de complet bien-être physique, mental et sociale, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Les défenseurs de l’assistance sexuelle s’y réfèrent. En France, tout en reconnaissant qu’il existe des droits liés à la sexualité, le Comité d’Ethique estime que l’aide sexuelle aux handicapés ne relève pas de la responsabilité de l’Etat, mais d’une initiative privée. En outre, la reconnaissance d’un droit à la sexualité impliquerait de savoir qui y a droit. Catherine Lemière, secrétaire générale de l’ASPH se posait alors la question en 2013 : « Le droit à la sexualité impliquerait un devoir sexuel que nous ne pouvons cautionner car ce droit/devoir à la sexualité imposerait à notre société de mettre en place un dispositif spécial pour tous les « miséreux sexuels » (et pas uniquement pour les personnes avec un handicap-principe de non discrimination) ». Pour le Comité de bioéthique belge, « le droit à vivre sa sexualité ne se pose pas comme un « droit-créance » mais plutôt comme un engagement de la part de la société à garantir autant que possible à tous ses membres un accès égal à l’exercice de ce droit ».